Santiago de Cuba, reparto Vista Alegre 2012

Santiago de Cuba : Vista Alegre, étranges horizons

Avenida Manduley : cette large voie qui descend en pente douce vers les limites de la ville, avec la Sierra Maestra en toile de fond, est devenue l’artère culturelle de Santiago. Très à l’écart du centre colonial qui, lui, descend en pente raide vers le port.

Santiago de Cuba, quartier Vista Alegre, croquis Arquitexto droits réservés.
Santiago de Cuba, quartier Vista Alegre, croquis Arquitexto droits réservés.

Balade sur et autour de cette avenue qui traverse de part en part le reparto Vista Alegre : pour y accéder il faut d’abord s’échapper du très pollué centre ville par la Plaza de Marte puis l’Avenida Garzon, témoin des glorieux débuts de la Révolution (ses tours, son cinéma, son glacier Coppelia)…

Avenida Manduley

On débouche soudain dans une autre dimension : un quartier résidentiel complètement horizontal que les desperate housewives auraient subitement déserté… un carambolage de palais repeints en rose, villas modernistes au dessin acéré, chalets de bois rongés par l’âge, écoles publiques occupant de vastes manoirs, rues mal goudronnées finissant dans des champs, maisons qui s’écroulent et leurs voisines récemment retapées… Et très peu de monde dans les rues – ce qui est très inhabituel dans les villes cubaines – sauf des jardiniers qui scalpent le gazon à la machette…

Il faudrait plusieurs jours pour faire l’inventaire de ces beautés bizarres et plus de temps encore pour comprendre toutes les strates d’histoire déposées là. Mais on peut commencer par l’Avenida Manduley, d’autant que depuis peu on s’y livre à un shopping culturel réjouissant.

Sur le trottoir de droite : La Maison, un lieu apparemment sélect, suivi de près par une splendide bâtisse orange vif. C’est la Casa de la Céramica, atelier-expo-vente de belles pièces réalisées par des artistes locaux et internationaux.

Puis le Centro Fernando Ortiz¹ ressuscité après l’ouragan Sandy qui l’avait laissé sans toit ni collection.  Les objets exposés depuis la réouverture sont – dixit la gentille dame qui m’a accueillie – des dons des dirigeants politiques. Malgré mes efforts de conversation je n’ai pas réussi à savoir qui avait offert l’énorme défense d’éléphant…

En face il y aurait un Museo de la Musica mais je ne l’ai pas trouvé. Retour sur le trottoir de droite pour la Casa de Loyola, centre culturel au programme alléchant. Poursuivons vers l’Est : le Palacio de los Pioneros vaut le détour, avec son avion de chasse posé dans le jardin. Mais à moins que vous ne soyez vêtu de l’uniforme rouge des écoliers, vous n’entrerez pas.

Juste après se trouve une belle surprise : la Galeria René Valdes Cedeño, vitrine de la Fundación Caguayo² et lieu très agréable à visiter. Demandez Alejandro, il est incollable sur la cote des artistes cubains et connaît mieux que moi les collections du Centre Pompidou alors qu’il n’a jamais eu la chance d’aller à Paris ! La galerie est complétée par une boutique d’art et une excellente cafétéria. Pause bienvenue avant de retourner se perdre dans les allées de Vista Alegre.

Santiago, patio de la Fundación Caguayo, Vista Alegre 2015
Santiago, patio de la Fundación Caguayo, Vista Alegre 2015

En vrac au gré de votre cheminement : la Casa del Joven Creador (siège de l’Asociación Herma­nos Saíz) où il y a toujours un groupe qui répète. Le Museo de la Imagen Bernabé Muñiz Guibernau (calle 8 entre 3 et 5) qui expose la collection d’un fou de cinéma. Le Centre Cristiano Lavastida (rien à voir avec Hamlet) au coin de la calle 17, fantastiquement bien restauré. L’Atelier Aguilera, l’Alliance Française dans une belle demeure coloniale non loin de la Sagrada Familia… Sur la calle 13, la Casa del Caribe et la Casa de las Religiones Populares (entendez afrocubaines) : faute d’être initié, on peut toujours prendre un verre dans le patio. Et enfin, en revenant vers le centre ville par l’avenida Raúl Pujol, le surréaliste portail du Parque de los Sueños qui fait rêver, en effet…

Santiago, Parque de los Sueños en bordure du quartier Vista Alegre, 2015.
Santiago, Parque de los Sueños en bordure du quartier Vista Alegre, 2015.

Un quartier moderne et moderniste

Deux mots d’histoire : Vista Alegre fut le quartier aristocratique et grand bourgeois de Santiago de Cuba pendant la période républicaine. Le premier dans l’Oriente à être pensé avant d’être construit !

Sa création en 1907 à l’extérieur de la ville symbolise ce moment où les riches abandonnent la mixité sociale d’un centre historique compact et étouffant. Le quartier nouveau est conçu comme une oasis : vaste, fraîche et tranquille. L’argent et l’afflux d’architectes renommés permettent un développement urbanistique exceptionnel qui se prolonge jusqu’aux années 50.

Tous les styles architecturaux de la première moitié du XXe siècle coexistent dans ces quelques pâtés de maisons mais c’est l’éclectisme et le mouvement moderniste qui signent son originalité… ainsi que la rareté des immeubles collectifs au milieu d’un très grand nombre de maisons individuelles entourées de jardins.

Dès la fin des années quarante le modèle s’oriente clairement vers celui des suburbs nord-américains. Un seul équipement public sera construit : le Vista Alegre Tenis Club (devenu depuis Círculo Recreativo) , pur produit du mouvement moderne. La plupart des villas exposent les éléments stylistiques de l’époque : intersections de volumes et plans, grandes baies vitrées, maîtrise de la lumière grâce à des brise soleil en béton, terrasses… De plus à Vista Alegre l’automobile est reine et on voit apparaître des garages et car-ports intégrés dans le dessin des maisons.

Un quartier dortoir… et après

Tous cela peut être considéré aujourd’hui comme un patrimoine à sauver in extremis car la crise du logement est passée par là, aggravée par le manque d’argent et de matériaux de construction. Vista Alegre a vécu, comme ailleurs, le phénomène des cuarterias.
À La Havane on les appelle barbacoas, ces vastes demeures séparées en deux dans le sens de la longueur, puis de la hauteur, pour arriver à loger les familles qui s’agrandissent et les migrants de l’intérieur qui affluent. Quand il n’y a plus de place dedans, on construit un étage supplémentaire, on mure les perrons pour gagner une pièce… jusqu’à surcharger dramatiquement la structure.

Connues de tous temps dans les villes cubaines, les cuarterias ont perduré après le changement de régime. Au début il s’agissait surtout de redistribuer et réaffecter les maisons laissées vides par les familles ayant émigré… mais pendant la période spéciale le phénomène s’est emballé et aujourd’hui il n’est pas prêt de se résorber. Les conditions de logement sont rudes : aucune intimité, toilettes communes, canalisations hors d’âge, toits gondolés, insalubrité…

Santiago, cuarteria et surcharge, Vista Alegre 2015
Santiago, cuarteria et surcharge, Vista Alegre 2015

Une étude³ réalisée en 2003 fournit des chiffres déjà affolants : sur les 624 parcelles du lotissement, 459 avaient conservé leur fonction résidentielle (les autres ayant été réaffectées). 228 étaient à peu près intactes mais 231 avaient subi des transformations impactant plus ou moins l’esthétique et la qualité de vie :
Habitations ayant souffert de légères transformations intérieures, divisées en 2 ou 3 logements : 69.
Habitations dont la façade est légèrement transformée, agrandies vers l’arrière seulement, abritant 2 à 4 familles, en état moyen : 88.
Habitations dont la façade est modifiée avec insertions de nouvelles pièces, abritant 3 à 5 familles, en mauvais état : 47.
Habitations présentant de nombreux agrandissement, dont la structure d’origine a pratiquement disparu, abritant 5 à 6 familles, en mauvais état voire inhabitables : 27.

En simple observatrice – aussi touchée qu’interloquée – j’ajouterais deux catégories extrêmes sans doute apparues depuis :
D’une part les maisons écroulées gagnées par la végétation et d’autre part les propriétés retapées à grands coups de matériaux importés, couleurs franches et références esthétiques surprenantes.

Dans le sillage de l’avenida Manduley, son principal vecteur de développement, Vista Alegre est en train de se réinventer…


Santiago, à vendre, Vista Alegre 2015
Santiago, à vendre, Vista Alegre 2015

¹ Fernando Ortiz (1881 – 1969), ethnologue, anthropologue, journaliste et diplomate cubain a travaillé toute sa vie à définir l’identité cubaine. Il collectionnait des œuvres et objets afrocubains (terme qu’il aurait inventé). Aujourd’hui sa collection se trouve, si j’ai bien compris, à La Havane.

² Dirigé par l’artiste Alberto Lescay, cet organisme non gouvernemental se consacre, entre autres, à l’art dans l’espace public. On lui doit de nombreux monuments à Santiago et ailleurs.

³ SAGUÉ, Ana Bárbara; MARTÍNEZ, Elvio; DÍAZ, Luis G. La cuartería en Vista Alegre. Antecedentes y situación actual. Tesis de Diplomado. Tutora: Arq. María Teresa Muñoz Castillo. Santiago de Cuba, Facultad de Construcciones, Universidad de Oriente, 2003.

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