Lille à Cuba, ombre et lumière

Débarquant dans le Nord sous un soleil éclatant pour visiter l’expo Ola Cuba, on pourrait imaginer que ce n’est pas l’île des Caraïbes qui s’est transportée à Lille, mais bien la capitale des Flandres qui s’est installée à La Havane.

Alamar ? Rancho Boyeros ? Non, Lille aux alentours de la Gare saint Sauveur !

Surtout quand on jette un œil au potager urbain qui borde la Gare Saint Sauveur : un petit air d’Alamar flotte dans l’atmosphère… Mais Cuba n’est pas que lumière et l’ambiance à l’intérieur de la grande halle est pour le moins contrastée.

On est cueilli à l’entrée par une série photographique de Humberto Díaz et Daniel Silvo : des arrêts de bus, des arrêts de bus et encore des arrêts de bus… des tirages d’un format anormalement long, alignés le long d’un long mur gris. À la différence des Flandres dépeintes par André Dhôtel dans Le pays où l’on n’arrive jamais, Cuba serait le pays où l’on attend toujours. Bonne entrée en matière.

Humberto Diaz et Daniel Silvo, La Espera, 2010. Expo Ola Cuba, Lille 2018.

Portrait de groupe

La trentaine d’artistes présenté.es sont né.es entre 1967 et 1988 et ont donc connu le período especial, ce long moment où le pays a semblé s’arrêter net faute de carburant, à tous les sens du terme. Plusieurs ont fréquenté la chaire Arte de Conducta de Tania Bruguera entre 2003 et 2008. Ils et elles sont tous déjà bien représenté.es sur la scène internationale.

D’ailleurs la plupart des œuvres sont des prêts de Galleria Continua ou d’autres collections européennes, quant elles n’ont pas été produites spécialement pour l’événement. Cette exposition est donc le portrait d’une génération née à la charnière de deux époques, celle de l’isolement et celle de la présence au monde.

De là, à la qualifier de nouvelle vague, comme le titre de l’expo semble le suggérer (ola = vague), c’est un poil excessif dans la mesure où ces artistes ne constituent pas un groupe homogène, ni dans leurs choix esthétiques ni dans leurs positions politiques vis-à-vis de leur pays, qui vont de l’adhésion militante (Kcho) à la prise de risque critique (Reynier Leyva Novo, jorge & larry).

Et c’est très bien comme ça : l’art n’a pas de nationalité, à la différence des artistes qui, eux, sont libres de la revendiquer ou pas.


Deux invitations au repos plus ou moins inquiétantes :
Reynier Leyva Novo, production pour « Hotel Cuba », dans l’installation Arqueologia de una sonrisa (2015 – 2018) et jorge & larry, Un cuarto oscuro… (2016). Cette cellule typique du Département Technique d’Investigations du Ministère de l’Intérieur, est ici à lorgner depuis un « glory hole », tandis que la radio diffuse en douce les couplets sirupeux de chanteuses populaires ayant choisi l’exil. Ambiance…


Bref, je ne vais pas vous infliger ma vision du catalogue complet des œuvres présentées mais je vous propose plutôt une promenade subjective que vous compléterez en allant y voir par vous mêmes !

Individualités

Elisabet Cerviño, fango, 2012 (production in situ) et mur d’affiches de Nocturnal.

Monochrome versus explosion de couleurs

Fango, d’Elizabet Cerviño, est une installation évolutive : les statues de terre crue sont destinées à revenir lentement à la boue sous l’effet d’une brumisation constante. Mais avec la chaleur inattendue de ce mois d’avril, la décomposition s’est produite plus vite que prévu !

Au fond, Juntos pero revueltos, un mur d’affiches réalisé par le collectif Nocturnal (Giselle Monzon, Nelson Ponce, Edel Rodriguez, Raul Valdés et Michelle Miyares), Une ode à la sérigraphie pétrie de références cinématographiques et de pop culture.

Carlos Garaicoa, No way out, 2002.
Alejandro Gonzalez, de la série Quinquenio Gris, 2015.

Architectures inventées ou observées

La ville idéale de Carlos Garaicoa scintille dans la nuit mais elle est fragile et refermée sur elle-même. Quelques années plus tard, Alejandro Gonzalez observe avec une attention d’entomologiste l’étrange monument de béton qui marque l’entrée d’Alamar. Il est ici reproduit avec un minimum de moyens : du carton ondulé photographié en noir et blanc, lui conférant le statut d’archive.

Susana Pilar, Lo que contaba la abuela…, 2017. Expo Ola Cuba, Lille 2018.

Le temps qui passe

À l’impact émotionnel de l’installation de Susana Pilar, s’ajoute le trouble de voir les visiteuses s’y arrêter longuement : Les portraits de femmes de sa famille (et d’elle-même me semble-t-il), photographiées dans la splendeur de leurs robes de débutantes, nous plongent dans une méditation douce-amère sur le statut des femmes afro-descendantes, à Cuba comme ailleurs.

José Yaque choisit le monde végétal pour mettre en lumière la transformation du vivant au fil du temps : emprisonnés dans 3 000 bouteilles cachetées, des fragments de végétaux de Cuba et d’Italie se décomposent doucement depuis plus de 10 ans. L’ensemble est fascinant parce qu’il évoque des souvenirs totalement différents selon la distance à laquelle on le regarde : de loin j’y vois un bar à cocktails et de près, un laboratoire d’expériences bizarres…

Yoan Capote, Isla (perimetro), 2017 et Adonis Flores, Perfil Receptivo (Camouflages), 2009.
Mabel Poblet, Escala de Valores (série Patria), et le regard de Zinedine Zidane, 2017.

Quand l’image scintille

La série Isla de Yoan Capote impressionne par la technique employée : des milliers de hameçons et de clous y accrochent la lumière comme les vagues de l’océan sous un soleil un peu plombé. « La mer est un obsession pour toute population insulaire » dit-il. Beauté limpide et signification radicale en eaux troubles !

Pendant 4 ans, des familles cubaines ont découpé des images dans la presse pour contribuer à l’œuvre Escala de Valores, de Mabel Poblet. Mais tout le monde sait que les deux journaux principaux ont exactement les mêmes contenus éditoriaux… Alors transformer cette monotonie en pluie scintillante, c’est un geste artistique que j’apprécie particulièrement. D’autant qu’au passage, Zizou semble nous faire de l’œil. Mais ceci est une autre histoire…

Adrian Melis, capture d’écran de la vidéo The new man and my father, 2015.
Leandro Feal, de la vidéo Hotel Roma, 2017. Droits réservés.

Quand l’image se met en mouvement

J’ai gardé pour la fin mes deux découvertes du jour : deux vidéos récentes à aller voir sans tarder !

Dans The new man and my father (référence à ce fameux Homme Nouveau en construction depuis 1959), Adrian Melis interroge son père sur un bilan impossible à admettre. Il ne filme pas les réponses mais seulement des silences, des soupirs et des sourires désolés. Rarement un plan fixe aura aussi bien résumé l’état d’esprit d’une génération. Et l’amour filial aussi, malgré tout.

Leandro Feal est LE photographe du moment à Cuba. Cet hiver, il était présent simultanément dans 3 galeries de La Havane (Taller Gorría, Servando et Figueroa-Vives). Apparemment, ça ne l’empêche pas de faire la fête : sa vidéo Hotel Roma est un brillant montage de près de 20 000 photos, prises lors de soirées arrosées sur le toit du bar du même nom, dans Habana Vieja.

Elle dessine le portrait de la génération d’après : celle qui du slogan sea, sex and sun retient essentiellement la proposition du milieu et voit rarement la lumière du jour, tout occupée à profiter de l’ouverture économique, de la musique techno et des cocktails plus alcoolisés que dans les bars à touristes.

Minorité privilégiée (artistes, entrepreneurs, cubain.es de l’étranger…) ou figures de proue d’un mode de vie qui va se généraliser ? Pour l’heure, ils sont tous d’une beauté diabolique dans l’objectif du photographe.


Accueil à la Gare Saint Sauveur. Expo Ola Cuba, Lille 2018.

Index des œuvres citées :

  • Humberto Diaz et Daniel Silvo, La Espera, 2010. 16 photographies, impressions Dibond / dimensions variables. Prêt des artistes.
  • Reynier Leyva Novo, Arqueología de una sonrisa, 2015 – 2018. Installation / dimensions variables (la photo ne représente qu’une petite partie de l’installation).
  • jorge & larry, Un cuarto oscuro para los cinco dedos de la mano es directamente proporcional a la nostalgia de un pájaro enfermo – magister dixit, 2016. Installation sonore / 240 X 650 X 150 cm. Prêt des artistes.
  • Elisabet Cerviño, fango (production in situ). Argile, eau / dimensions variables.
  • Nocturnal, Juntos pero revueltos / scrambled together (production in situ). Installation, affiches / dimensions variables.
  • Carlos Garaicoa, No way out, 2002. Table en bois, câbles, papier de riz, lumière / 140 X 330 X 330 cm. Prêt de Galleria Continua.
  • Alejandro González, de la série Quinquenio Gris, 2015. Tirage photographique sur papier Pearl en caisse américaine / 60 X 102 cm. Prêt de l’artiste.
  • Susana Pilar, Lo que contaba la abuela… 2017. 5 caissons lumineux, dimensions variables. Prêt de Galleria Continua.
  • José Yaque, Tombe Aperta, 2007 – 2009. Installation, environ 3 000 bouteilles, étagères, végétaux. Dimensions variables. Œuvre présentée à la Biennale de Venise 2017. Prêt de Galleria Continua.
  • Yoan Capote, Isla (perimetro), 2017. Huile, ciment, clous, hameçons, contreplaqué, lin. 156 X 11 X 110 cm. Prêt de Ben Brown Fine Arts, London.
  • Adonis Flores, Perfil Receptivo (série Camouflages), 2009. Impression Dibond / 160 X 216 cm. Prêt de l’artiste.
  • Mabel Poblet, Escala de Valores (de la série Patria), 2017. Installation, fils, papiers journaux, dimensions variables. Œuvre présentée à la Biennale de Venise 2017. Prêt de l’artiste.
  • Adrian Melis, The new man and my father, 2015. Vidéo mono-canal, couleur, stéréo, 6 minutes. Prêt de ADN Galeria.
  • Leandro Feal, Hotel Roma, 2017. Vidéo, 52 minutes et 35 secondes. Prêt de l’artiste.
  • Osvaldo González, Dogma de Fe (production). Scotch, dimensions variables.

Autres artistes présents dans l’exposition : Abel Barroso, Alejandro Campins, Iván Capote, Duvier Del Dago, Roberto Diago, Glenda León, Alexis Leyva Machado (Kcho), Nicola Lo Calzo, Luis López-Chávez, Yornel Martínez Elias, Liudmila y Nelson, José Capaz (Stainless), Michel Pou Díaz, Wilfredo Prieto.

Ola Cuba continue dans plusieurs lieux de Lille avec expos photo, films, concerts et autres délices. Consultez le site de l’événement pour ne rien rater.

Image à la Une : Osvaldo Gonzalez, Dogma de Fe et l’entrée de l’Hôtel Cuba par Nocturnal, exposition Ola Cuba, Lille 2018.

2 réflexions sur « Lille à Cuba, ombre et lumière »

  1. Merci Céline pour ce super compte rendu !!!! Et ta vision d’Alamar ne cesse de m’émerveiller !!!

  2. La fille qui voit Alamar partout… En fait je crois que c’est parce que ça ressemble un peu au quartier où j’ai grandi, lequel a été mieux entretenu. Et sinon, tu as dû remarquer que la photo de l’arrêt de bus t’est spécialement dédiée : c’est celui de 23, en face de Coppelia. Derrière il y a un grand terrain vague qui sera bientôt l’hôtel le plus phallique de Cuba…

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